Crise institutionnelle de l’été 2024: le moment Mendès

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    Après plus de 50 jours de gesticulation présidentielle, la nomination de Michel Barnier ne résoudra rien à une crise politique majeure résultant de la lente dérive autocratique de la pratique institutionnelle.

    La constitution de 1958, l’élection du président de la république au suffrage universel direct par la révision en 1961 puis la réduction du mandat à 5 ans avec inversion du calendrier des scrutins en 2001 ont conduit à une hypertrophie de la fonction présidentielle.

    Le président peut dissoudre l’assemblée, choisir un premier ministre à sa convenance et « le démissionner » à sa guise, conduire une politique impopulaire et l’imposer à l’assemblée nationale à l’aide d’instruments parfaitement légaux comme l’article 49.3 voire même choisir un premier ministre réactionnaire, homophobe et xénophobe issu d’un parti électoralement défait et avec l’assentiment d’un parti unanimement rejeté pour constituer la coalition parlementaire la plus réactionnaire depuis juin 1940.
    Souvenons-nous, enfin, qu’il peut s’arroger les pleins pouvoirs sans réel encadrement du Conseil Constitutionnel ni de l’assemblée.

    On a longtemps parlé de « monarchie présidentielle », mais il serait temps, au sujet d’Emmanuel Macron, de parler d’un exercice du pouvoir napoléonien.

    Des années 60 aux années 90, une société de cour

    Comme l’écrivait Norbert Elias (et contrairement à la représentation maurrassienne qu’en a Emmanuel Macron), la monarchie absolue n’était pas un système pyramidal mais bien plus un système concentrique .

    Dés Charles de Gaulle, tout occupé à la politique étrangère et délaissant la politique intérieure, les présidents successifs ont façonné leur pratique du pouvoir de cette façon. De façon « modérée », selon la définition de Montesquieu, c’est à dire en respectant (plus ou moins selon les chefs d’état) les contre-pouvoirs et ce, jusque 2007.
    L’archétype de ce monarque républicain était François Mitterrand, qui décidait assez peu mais autours duquel gravitaient, obéissants, les ambitieux attendant du Prince distinctions, faveurs et bonnes grâces: être nommé premier ministre, chargé de mission ou président de telle ou telle entreprise publique. Une société de cour, littéralement.
    Jacques Chirac lui-même gouvernait ainsi, mais de façon plus décontractée: une sorte de Régence, en quelque sorte. Si on ajoute les trois cohabitations, la pratique institutionnelle nous guidait vers une pratique de type « monarchie républicaine parlementaire ».

    La révision de 2001, le « front républicain » consécutif au 21 avril 2002 ainsi que le non respect du vote de 2005 ont définitivement mis fin à cette évolution « par la pratique », et une lente dérive a commencé.

    Les années 2000, une lente dérive

    Nicolas Sarkosy s’est ainsi révélé un hyper-président, même s’il devait composer avec sa propre majorité voire avec son propre premier ministre. Bâtissant une sorte de cour durant la campagne électorale de 2007 en une habile triangulation « multiculturelle », il a rapidement perdu ces soutiens d’un moment au fil de son raidissement identitaire et réactionnaire. La Ve République, régime bâti autours du président, n’est pas un régime présidentiel et il s’est progressivement retrouvé isolé, replié sur le segment le plus conservateur de son électorat.

    Avec François Hollande, nous avons assisté à la déliquescence de la fonction présidentielle et à l’irruption d’une gestion technocratique froide, celle-là même qui a conduit au macronisme. D’ailleurs, le principal inspirateur de la politique économique et sociale du président (CICE, loi travail, refus d’une réforme fiscale et austérité budgétaire) était un technocrate non élu, conseiller de François Hollande: Emmanuel Macron.
    C’est cette gestion technocratique et conservatrice, déconnectée du Parti socialiste lui-même, qui a conduit à la crise majeure que traverse encore ce parti ainsi qu’au départ d’un grand nombre de ses cadres vers Emmanuel Macron.

    À la veille de l’élection de 2017, l’opinion selon laquelle notre constitution était à bout de souffle était acquise. Emmanuel Macron en serait le grand réformateur, et le « Mozart de la finance » se transmuterait en un Turgot libéral, foi de François Bayrou et de Daniel Cohen-Bendit!

    Macron, ou la reprise en main autocratique

    Mais loin de celle du « réformisme libéral », la présidence d’Emmanuel Macron s’est rapidement révélée être une reprise en main brutale de la fonction présidentielle et du pouvoir politique ainsi qu’une interprétation autocratique du texte constitutionnel doublée d’un retour au système de cour que dédaignait François Hollande.

    Enfin, si le quinquennat de François Hollande avait progressivement glissé vers une gestion policière des conflits sociaux occasionnés par la politique d’austérité et de dérégulation néo-libérale, toutes les bornes ont été franchies avec l’écrasement brutal et souvent sanglant voire mortel des Gilets Jaunes quand l’affaire Benalla a quand a elle révélé l’envers glauque de cette reprise en main.
    Pour achever ce raidissement, le parti présidentiel a absorbé non seulement une partie du Parti socialiste mais également une partie de l’UMP, et cela dès 2017 avec la nomination d’un premier ministre issu de ses rangs, comme si le rêve caché derrière la gestion technocratique et verticale de l’auto-proclamé « bloc central » était en réalité la création d’un parti unique écrasant toute opposition, à l’exception d’un Rassemblement National adoubé dans sa fonction de repoussoir, d’assurance-vie du bloc central et de « seule alternative », le tout doublé d’une tentative de marginalisation de la gauche en général, et de La France Insoumise en particulier, rangée au rang de parti extrémiste malgré un programme bien plus modeste que des « 110 propositions » du Parti Socialiste et François Mitterrand.

    Une évolution illibérale

    L’exemple le plus patent de la reprise en main « par le haut » est la gestion de la crise sanitaire en conseil de défense, couverte par le secret défense, bien plus parlante encore que les dizaines de 49.3 ou la parole publique au ras du caniveau (« qu’ils viennent me chercher », « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre », « je leur ai dégoupillé une grenade dans les jambes »…), les copinages douteux (Alexandre Benalla , Mimi Marchand ) ou la proximité permanente avec le monde des affaires quasi-congénitale.

    L’exercice du pouvoir d’Emmanuel Macron n’est donc pas celui d’une « monarchie présidentielle », mais bel et bien une pratique pyramidale du pouvoir (« Jupiter ») où le président s’occupe de tout, centralise tout, décide et juge de tout. Seul, ou avec Madame (à qui bénéficie d’un budget conséquent sans aucun statut constitutionnel de « première dame »).

    Les derniers avatars en date sont cette dissolution venue d’on ne sait où, décidée dans le secret des conversations avec Madame et quelques conseillers, un refus de nommer Lucie Castet au prétexte qu’elle n’aurait pas de majorité parlementaire, le maintien en fonction sur une durée indéterminée d’un gouvernement démissionnaire procédant à des nominations et préparant le budget tout en dissimulant des informations sur le grave dérapage des comptes publics dont il est responsable ou encore le cumul de fonction ministre-député en totale contradiction avec le principe même de séparation des pouvoirs. Et pour finir, la nomination de Michel Barnier avec la bénédiction de Marine Le Pen – un pied de nez à la succession de « front républicain » depuis 2017.
    Cette pratique, profondément anti-démocratique et unique dans l’histoire de la Ve République, est une dérive bonapartiste, celle d’un Prince puéril décidant sans jamais rendre de compte à personne et rejetant la responsabilité des conséquences de ses caprices sur ses opposants. C’est exactement ce que Pierre Mendès-France dénonçait dans nos institutions.

    L’enjeu

    Tout l’enjeu est là. Depuis le mois de juillet, la gauche est enfermée dans le piège présidentiel.
    Arrivée en tête et véritable moteur inattendu du scrutin de juin, la gauche n’a pas véritablement « gagné ». Comment le pourrait-elle, avec ces institutions usées, fatiguées et brutalisées par cette présidence médiocre? Pourrait-elle seulement gouverner en ne réunissant que 30% des suffrages alors que la coalition réactionnaire Barnier-Macron-Le Pen totalise près de 70% des parlementaires? Et comment pourrait-elle s’affirmer quand le « barrage » et le « front républicain » l’obligent à se désister en faveur d’une partie du bloc réactionnaire?
    Nous devons nous libérer de la dictature du « 21 avril permanent » et de son « front républicain ». Exactement comme en juin 1958 certains ont eu le courage de s’affranchir du chantage et du coup de force gaulliste.

    Reprendre la main

    La France Insoumise a mis en ligne une pétition pour soutenir sa demande de destitution du président. Et c’est bien, et il faut la signer .
    Elle va également mettre le sujet de la destitution à l’ordre du jour de l’Assemblée Nationale . Et c’est bien.
    Des associations et des partis appellent à des mobilisations pour demander le respect des urnes et dénoncer le refus du résultat. Et c’est bien.
    Ces initiatives trouvent un écho dans les autres organisations du Nouveau Front Populaire à l’exception d’une seule. Le Parti Socialiste.

    Car en interne, l’opposition à Olivier Faure ainsi que Place Publique tentent de ressusciter le centre-gauche de la fin du 20e siècle. Or, quoi que disent les Delga et autre Meyer Rossignol, la France Insoumise n’a rien à voir dans les victoires de l’AFD, du BREXIT, de Fratelli d’Italia, de l’Alt-Right ou du RN. Partout, les coalitions de « centre gauche » sont auteurices de leur propre naufrage: en France, le bilan du hollandisme, c’est Marine le Pen au deuxième tour, et l’effondrement du PS.

    Voir plus grand, voir plus loin.

    Ce contexte politique difficile pourrait pourtant être celui d’une renaissance du Socialisme Démocratique. Non pas en affrontant La France Insoumise comme le rêvent la vieille garde centriste-mollétiste, mais en offrant une offre complémentaire conforme à son histoire.
    La crise que nous traversons et la dérive bonapartiste sont au coeur même des institutions de la Ve République. Le dire, le penser, c’est revenir à l’origine même d’une opposition qui dès le mois de mai 1958 s’est levée contre ce qu’elle a vu comme un coup de force de Charles de Gaulle et qui, de PSU en clubs et cercles intellectuels, a jeté les bases idéologiques d’une gauche nouvelle.
    C’est Pierre Mendès-France mieux que tous, qui, dans Pour une République Moderne, a le mieux synthétisé ce qui pourrait former et notre critique, et l’alternative: la réforme institutionnelle.

    Macron: la tentation du régime présidentiel…

    Dans la crise institutionnelle que nous traversons, il n’est pas incertain qu’Emmanuel Macron ne finisse lui-même par tenter la réforme institutionnelle dite « Ve bis », celle qui consiste à supprimer le poste de Premier Ministre et à « terminer » la transition vers un régime présidentiel. Il pourrait même compter sur François Hollande , Jean Pierre Chevènement ou même Christiane Taubira … Cette réforme lui offrirait une porte de sortie et dénaturerait gravement les institutions.
    La vraie question n’est donc pas celle du numéro de la république, mais celle de son caractère démocratique, ce que la « Ve bis » ne garantirait pas.

    … ou avec la gauche: « République Moderne », parlementaire

    Pour la gauche, le contexte actuel ne donne que très peu de marge de manoeuvre. Plutôt que s’obstiner à « appliquer le programme », ce que jamais ni Emmanuel Macron ni Madame ne permettront, il y a l’opportunité historique de prendre la main et proposer dès maintenant un réforme à minima des institutions.
    Elle pourrait trouver une coalition, respectant ses propres principes et s’inspirant des réflexions de Pierre Mendès-France, pour réformer quatre articles de la constitutions afin de changer profondément la nature de la Ve république, ouvrirant, dans le temps long, le chemin vers d’autres réformes démocratiques.

    1. Le premier ministre serait élu par un vote des députés sur la base d’un contrat de législature après des discussions et débats publics. Le rôle du président appellerait le premier ministre choisi par l’assemblée. Comme toutes les démocraties européennes, la France se doterait d’un régime parlementaire.
    2. La droit de dissolution de l’assemblée serait donné au premier ministre, lui transférant l’autorité qui lui manquait sous la IVe république. Toutefois, et uniquement dans le cas où sous un certain délai l’assemblée ne parvenait pas à choisir un premier ministre, et uniquement si le premier ministre démissionnaire lui-même ne s’y résolvait pas, le président, après consultation du président de l’assemblé, aurait le droit de dissolution. Le président serait alors un arbitre en dernier recours.
    3. Par un retour de la loi de 1985, les députés seraient élus au scrutin de liste proportionnel départemental avec limite à 5% et distribution des restes à la plus forte moyenne. Pour tenir compte des réserves émises par Pierre Mendès-France, un temps de résidence minimum de 5 ans dans le département serait exigé des candidats.
    4. Les pleins pouvoirs (article 16) ainsi que les modalités de leur exercice seraient du ressort du premier ministre après consultation du président et sous le contrôle conjoint de l’Assemblée Nationale qui les voterait, et du Conseil Constitutionnel qui en suivrait l’application, dans des cas expressément cités. La réforme pourrait s’inspirer des dispositions d’autres pays.

    Quatre modifications constitutionnelles qui offriraient un débouché par le haut à la crise politique que nous traversons et pourraient être le fait d’un gouvernement « technique de réforme constitutionnelle » de deux mois mené par un Nouveau Front Populaire préparant l’après-Barnier.
    Pour Olivier Faure en particulier, cette réforme constitutionnelle serait l’occasion de donner du sens au chainon faible de la coalition, un Parti Socialiste en complète déshérence idéologique, ainsi qu’à la place qu’il occupe au sein de la coalition de gauche car elle le replacerait dans le cours de l’histoire longue du Socialisme Démocratique.

    La réforme institutionnelle comme projet de société

    De nos jours, même l’extrême-droite est « républicaine », et le gargarisme permanent sur « les valeurs de la république » est l’habit neuf de la réaction. La question n’est donc pas d’être « républicain », mais bel et bien de rappeler que pour nous, il ne saurait être de république que démocratique et sociale.

    De Thiers à Macron, la bourgeoisie et la réaction ont souvent confisqué la république, et dans une époque où se développent les régimes illibéraux, la démocratie est la tâche prioritaire, et urgente, du Socialisme Démocratique.


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